On ne saurait trop insister sur l’importance de ce changement: il bouleverse le terrain sur lequel la société moderne et l’État de droit se sont appuyés. Il rend absurde l’idée d’évidence et de preuve. Il donne à l’accusateur des pouvoirs qui étaient autrefois associés à la chasse aux sorcières. Rien ne peut être considéré comme une réfutation d’une allégation de cruauté psychoaffective ou de discrimination, car le seul test pour déterminer si elles ont eu lieu est le témoignage de la personne qui les a ressenties.
Il n’y a aucun moyen d’établir si ces sentiments sont justifiés, ou même s’ils existent, car les émotions elles-mêmes sont suffisantes pour constituer une culpabilité. Si je suis blessé par vos propos, alors vous êtes ipso facto légalement responsable de l’avoir fait. C’est absurde et moralement dangereux, mais c’est désormais le quotidien d’innombrables tribunaux du travail et de procès.
On pourrait concevoir qu’il s’agit d’une ramification de l’égoïsme qui a dominé la pensée européenne moderne. Qu’il n’est rien d’autre que la conclusion logique de la tradition romantique dans laquelle l’individualisme narcissique atteint sa destination finale. Mais curieusement, ce culte n’élève pas vraiment l’individu au-dessus de toute autre considération.
En fait, il existe un ordre de mérite assez strict, à l’intérieur duquel votre blessure, votre grief ou votre allégation d’injustice, ne comptent que si vous êtes membre d’un groupe désavantagé reconnaissable: par votre identité ethnique ou sexuelle, par exemple, ou si vous souffrez d’un handicap.
En fait, le sens dans lequel l’individu y est primordial est très limité. Il est entièrement basé sur l’émotion — ou, à proprement parler, sur l’émotivité. Si vous pleurez parce que vous vous sentez blessé par ce qui vous a été dit, cela compte contre l’accusé. Mais si vous avez du ressentiment et que vous prenez une résolution rationnelle pour changer votre situation, cela peut ironiquement être à l’honneur de la «brute». (D’où l’expression «Il m’a fait une faveur».)
Ce ne sont que l’impuissance et la victimisation qui sont récompensées comme des formes légitimes d’individualisme, et non la force ou l’initiative. «Je suis ce que je ressens» est la définition de la vérité, plutôt que «Je suis ce que je peux faire». En effet, être fier de ce dont on est capable, est la dernière chose que cette idéologie choisirait de vénérer, car récompenser les gens sur leurs mérites est considéré comme impitoyable. Elle promeut le talent et l’efficacité qui ne sont pas distribués de manière égale et qui doivent, par conséquent, être intrinsèquement injustes. L’une des principales propositions de cette nouvelle philosophie est que le talent et la compétence sont des fonctions du privilège.
Malheureusement, l’ère moderne, avec toutes ses améliorations sans précédent de la vie ordinaire, s’est appuyée de manière écrasante sur la promotion du mérite individuel, que ce soit sous la forme de l’intelligence, de l’assiduité, de la vision sociale ou de la non-conformité courageuse. La complaisance à l’égard de l’émotivisme égocentrique comme forme de vérité a été une diversion poétique de ce mouvement de progrès ingénieux qui a changé le monde — inestimable et enrichissant, certes, mais parallèle au monde objectif, sans le remplacer.
Alors comment en sommes-nous arrivés là? Depuis quand des réactions personnelles fébriles, mercuriales et non vérifiables à des événements sont-elles devenues des faits empiriques? D’une manière ou d’une autre, les vérités de l’imagination — qui font naturellement partie de l’expérience humaine et qui ont leurs propres normes de réalité — sont maintenant proposées comme base de la loi et de l’ordre politique. Qui ne voit que cela sape les principes les plus fondamentaux de la justice? Qu’il doit y avoir des normes objectives de vérité, même dans les domaines litigieux du comportement personnel!
Il est presque impossible de croire que nous en sommes arrivés à ce point où le test de ce qui est réel est en tout et pour tout une question de ressenti à un moment donné et, plus dangereusement, où vos sentiments ne sont dignes de considération que si vous appartenez à un groupe méritant. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un hommage pour l’individu et certainement pas de la justice.